La Compagnie Singer, fondée en 1906 à Boston (Massachusetts), importait du bois pour la fabrication de ses tables de machines à coudre. Mais en 1922, elle décide d'acheter un droit de coupe sur des terres de la région et d’y construire une scierie. L’acquisition de 500 milles carrés de forêt au nord et au nord-ouest de Thurso se fait en 1923 pour la somme de 500 000 dollars.
Ces terres étaient utilisées pour la chasse et la pêche par les Indiens Oueskarini. Canard-Blanc, le plus connu de ces Indiens, demeurait sur une île du lac Simon. Comme ses pérégrinations l’amenaient au nord de Duhamel, ses connaissances de la région ont été très utiles pour les constructeurs du chemin de fer. On dit qu'il a vécu jusqu'à l'âge de 112 ans.
Les espèces dominantes au nord de Thurso étaient le bouleau jaune, l'érable et le sapin. Le bouleau jaune, qui était particulièrement recherché par la compagnie, est un bois dur qui, contrairement au bois mou, ne flotte pas sur l'eau, et ne pouvait donc pas être descendu par la rivière de la Petite-Nation. C’est pourquoi la Compagnie Singer devait construire une voie ferrée pour le transport du bois.
Thurso a alors un emplacement stratégique pour la scierie. Mais la concurrence est forte avec les communautés adjacentes de Plaisance et de Masson, les trois curés défendant les intérêts de leur paroisse. De plus, l'évêque de Hull hésite à vendre le terrain de Thurso, car celui-ci avait été donné à l'Église à la condition qu'il ne soit utilisé que pour le seul bénéfice des catholiques. En fin de compte, l'évêque se laisse attendrir et ouvre la voie à l’implantation de la scierie à Thurso.
Où loger les ouvriers durant la construction de la voie ferrée et de la scierie ? Thurso est un tout petit village... Mais le curé a une idée : un dimanche, en chaire, il demande à ses paroissiens de déménager à Fasset, quinze milles plus à l'est, faisant ainsi de la place à Thurso pour loger les ouvriers. Les propriétaires sont généreusement rétribués.
La construction commence au printemps de 1925, et on construit des camps pouvant abriter quelque 80 ouvriers. La Seconde guerre mondiale vient nuire au travail en créant une demande générale pour le bois, en particulier pour la construction des avions et la fabrication des hélices. En 1942, un embranchement du chemin de fer est construit vers la Baie de l'Ours, permettant de recevoir le bois flotté à partir du lac Gagnon, par la Petite-Nation et par les lacs Simon et Barrière. Pendant la guerre, le gouvernement exerce un contrôle strict sur les relations de la compagnie avec ses employés, et il est interdit d’engager ou de congédier quelqu’un sans l'approbation des autorités; personne ne peut non plus quitter son travail sans autorisation. Les avis suivants sont affichés :
POUR VOTRE SÉCURITÉ
ET POUR LA SÉCURITÉ DE VOTRE FAMILLE ET DE VOS AMIS, AIDEZ-NOUS À BATTRE HITLER
PAR VOTRE PONCTUALITÉ
ET PAR LE MEILLEUR TRAVAIL QUE VOUS POUVEZ FAIRE.
L'automne de 1943, quelques internés allemands sont installés au Camp no 15 afin de travailler à la construction du chemin de fer et à la coupe du bois. Ce travail, aux termes d'un contrat entre la Compagnie Singer et le ministère fédéral du Travail, occupe une cinquantaine d'Allemands, dont six ou sept prisonniers. Le niveau de sécurité n'est pas très élevé, même si la surveillance est confiée à un gardien de la prison montréalaise de Bordeaux, qui supervise les autres gardiens employés par la Singer. Les prisonniers reçoivent un salaire de 20 cents par jour, sous forme de cigarettes ou de chocolat. Le travail n’est pas trop dur et l'atmosphère est détendue malgré la sévérité du gardien.
Les internés doivent de temps en temps se rendre chez le dentiste, à Buckingham. Le voyage est long, d’abord à bord du train du TNVR jusqu'à Thurso, puis du train du Canadien Pacifique jusqu'à Buckingham en passant par Masson. Ces étrangers, qui portent un uniforme bleu avec un grand cercle rouge dans le dos, sont alors bien connus dans la région. Un jour, ils versent quelques bonnes rasades d'alcool à leur gardien et vont s’amuser en ville. Quelques semaines plus tard, il y a bien des mines piteuses lorsqu'on découvre qu'un groupe d'internés allemands détenus au fond d’une forêt impénétrable sont atteints... de maladies vénériennes.
Les réserves de bois mou avaient été épuisées dans les années suivant l'acquisition du droit de coupe par la Singer. Mais au milieu des années 1950, elles se sont assez reconstituées pour qu’on puisse envisager la production de pâte à papier. En 1956 naît la Thurso Pulp and Paper Company. L’usine de pâtes et papiers est inaugurée en 1958. Sa production de pâte est de 200 tonnes par jour.
Jusqu'en 1958, le chemin de fer est le seul moyen de transport pour le travail dans les forêts de la région. Mais la construction d’une route de terre l'année suivante brise ce monopole. Et en 1959, la Compagnie Singer commence la fabrication, l'assemblage et la finition de ses tables de machines à coudre à Saint-Jean-sur-Richelieu. L'usine de Thurso est vendue en 1964 à la James MacLaren ompany. Au début des années 1970, le pavage des routes met les chemins de fer en concurrence avec le camionnage. Les activités du TNVR se poursuivent néanmoins jusqu'au début des années 1980.
Ses activités sont suspendues pour les fêtes de Noël de 1985, mais elles ne reprennent pas les trois premières semaines de 1986. Puis les employés sont informés que le chemin de fer fermerait dans un avenir prochain. Et le 26 septembre 1986, trois wagons plats sont envoyés jusqu'à Duhamel pour récupérer le matériel restant. Les outardes passent en grands voiliers vers le sud. Quand elles reviendront au printemps suivant, les rails auront disparu.

L’épopée industrielle de la Singer en Outaouais 1 mai 2021 Le Droit https://www.ledroit.com/actualites/petite-nation/lepopee-industrielle-de-la-singer-en-outaouais-54347a2ae80d247c6e315871f113d8d3
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